I Vitelloni (1953) - Federico Fellini
Lion d'Argent Venise 1953
Documents d'étude pour la spécialité Jean Vigo Millau.
Joëlle Compère
Questionnements

Périodes et courants
« Je n’ai jamais eu la préoccupation de fuir le néoréalisme auquel je ne me suis jamais identifié même si j’ai travaillé aux côtés de Rossellini. Cela a été une grande expérience de vie, comme tant d’autres choses, mais je ne l’ai jamais ressentie comme relevant d’une esthétique. » Federico Fellini.

Un cinéaste au travail
"Je ne sais pas regarder les choses avec détachement, à travers la caméra par exemple. Je ne mets jamais l'oeil à la caméra. Je me fous de l'objectif. Je dois être au milieu des choses. J'ai besoin de tout connaitre de tout le monde, de faire l'amour avec tout ce qui est autour de moi". Federico Fellini
LE LANGAGE DU FILM Préférences nocturnes et l'emploi sélectif du son montrent, dès Les Vitelloni, le goût de Fellini pour la maîtrise et l'artifice.

Illuminations
Les Feux du music-hall, le premier film de Fellini, débute par un long plan nocturne percé par les lumières clignotantes des noms du générique. Près de quarante ans plus tard, La Voix de la lune, son dernier film, s'achève sur un clair de lune qui s'éteint dans un fondu au noir. Ces éclats nocturnes enveloppent une longue carrière semée de nuits blanches (tous les films du réalisateur comportent au moins une séquence de nuit).

En 1971, Fellini parcourt Rimini et déplore la disparition de la nuit :

«Maintenant, il n y a plus d'obscurité. Il y a quinze kilomètres de constructions, d'enseignes lumineuses
et ce cortège interminable de voitures étincelantes, une sorte de voie lactée tracée par les phares des automobiles.
De la lumière partout : la nuit a disparu, elle s'est éloignée vers le ciel et la mer'.»

À l'époque des Vitelloni, les réalisateurs italiens affectionnent particulièrement la nuit (jusqu à La Notte de Michelangelo Antonioni en 1961). Un an après le film de Fellini, Luchino Visconti reconstitue Venise en studio pour Les Nuits blanches (1954). Il aborde la nuit qui habite presque l ensemble du film sans détour, la retenant pour son obscurité. Il filme à Cinecittà comme s'il était à l extérieur, utilisant la lumière artificielle avec discrétion.
Fellini, en revanche, dans Les Vitelloni, tourne en plein air comme s'il était en studio, soucieux d une pleine maîtrise de l'espace.
Paradoxalement, le cinéaste affectionne la nuit pour pouvoir mieux dompter la lumière qu il considère :

«comme la substance même du film. [Elle] est ce qui ajoute, qui efface,
qui réduit, qui exalte, qui enrichit, nuance, souligne, fait allusion, qui rend crédible
et acceptable le fantastique, le songe, ou, au contraire, rend fantastique le réel,
transforme en mirage la quotidienneté la plus grise, ajoute de la transparence,
suggère de la tension, des vibrations.»

Les nombreux passages nocturnes (une douzaine) des Vitelloni sont l'occasion pour le cinéaste de modeler l'espace à sa guise:

  • Au début du film, les brunes silhouettes des cinq compères traversent la place du village, bientôt recouvertes par les lettres blanches du générique. Blanc sur noir, cette combinaison annonce le dispositif des extérieurs-nuit à venir.
  • À chaque fois, les projecteurs repoussent la nuit aux confins du plan. Les personnages, la nuit venue, sont curieusement baignés d'une lumière blanche qui ne dessine aucune ombre sur leur visage, comme si la nuit, littéralement, ne les touchait pas.
  • Évitant soigneusement l'obscurité, rasant les murs illuminés, ils ne pénètrent pas dans la nuit.
  • À l'exception de petits morceaux de ciel noir logés dans un coin du champ, les décors sont fortement éclairés, des pans entiers sont arrachés à la nuit, sans que jamais la nature des lieux traversés par les personnages ne soit ambiguë.
  • Les signes mêmes de la nuit sont relégués hors champ :
    • la lune, contemplée par Caterina, la voisine de Leopoldo ;
    • les étoiles admirées par Moraldo.

La nuit expose les personnages en les détachant du noir, simple écrin nocturne de leur quotidien.
  • Même lorsque, grimpant sur un toit pour s'emparer de l'ange,
  • Fausto et Moraldo se rapprochent du ciel, la lumière, toujours, les isole de la nuit.
  • Seul Moraldo, alors qu'il observe le petit Guido disparaître dans la nuit à l'arrière-plan, sera rejoint par l'obscurité, à la faveur d'un fondu au noir qui l'engloutit.

Le vent de la nuit
Un soir, enfin, «la nuit remue». Passage exceptionnel dans le film du point de vue de l'utilisation des éclairages, la longue soirée qui suit la représentation théâtrale bouleverse les valeurs lumineuses jusqu ici élues : le noir gagne l'image.
Après le spectacle, la nuit pénètre dans les loges du théâtre. Le noir, jusqu ici à la périphérie des images, circule dans le plan.
La lumière ne parvient pas jusqu'à Moraldo qui demeure dans l'ombre à l'arrière-plan, rejoint par la nuit. Au-dessus de lui, un panoramique révèle, peinte sur le mur, une étoile noire géante, comme si la voûte céleste, gagnant du terrain, s'était infiltrée jusque-là.
Après le souper au restaurant, le comédien attire Leopoldo dans la rue. Un fort vent provoque un tourbillon nocturne et sculpte d'une lumière intermittente les corps happés par l'obscurité qui prend le dessus, au hasard du balancement des projecteurs hors champ.
Réfugié contre un mur, le comédien se tasse dans le noir.
À la poursuite de son béret, Leopoldo s'engouffre dans le noir, réapparaît, sombre de nouveau, resurgit.
Un fondu enchaîné fait disparaître les deux hommes aux confins de l'obscurité, puis un panoramique les met de nouveau en lumière.
Le comédien invite Leopoldo à le rejoindre sur le môle. «Mais il fait noir en bas!», s'exclame, apeuré, l'aspirant dramaturge qui fuit cette dernière invitation de la nuit.


Manipulations sonores

Certaines situations dans Les Vitelloni sont le reflet de la mise en scène des sons par Fellini :

  • Sandra, élue Miss Sirena, s'approche du micro et prononce un timide «Io» («je»). Riccardo lui coupe la parole pour se faire entendre. La jeune fille reste sans voix.

Comme son frère, fellini procède par coupes et par rajouts :
Afin de rendre son film plus expressif, il s applique, en effet, à sélectionner les sons et à les organiser à sa guise : cette hiérarchie ne reflète pas la réalité d'une situation sonore, mais cherche à la remodeler. Contrôlant le volume sonore, il souligne certains sons, en néglige d autres.

Le champ s'organise en plans sonores chargés de le creuser ou de le combler.
D'emblée, au début du film, la voix off prend le dessus, plombe l'image en couvrant la voix des personnages.
Elle s'exprime ici au présent et à la première personne du pluriel («nous, les vitelloni»), contrairement aux voix off «classiques» qui parlent généralement au passé et à la première personne du singulier. Dans cette séquence d'ouverture, elle tend à s'inclure dans l'univers du film. Cet effet de proximité de la voix conduit à la situer momentanément hors champ (et non off).
Le spectateur s'attend à voir, d'un moment à l'autre, un vitellone supplémentaire entrer dans le champ pour incarner cette voix (par la suite, détachée, elle devient plus «classique» en parlant au passé). Cependant, en cherchant à s'intégrer à l'histoire, elle invite le spectateur à rester à la surface du champ, à observer à distance les vitelloni qui apparaissent comme autant de «bêtes curieuses».
Lorsque la voix off se tait, l'univers du concours de beauté se fait entendre partiellement. Le brouhaha des estivants attablés est gommé. Leur agitation suffit à les rendre présents.

«Bien des bruits de l'enregistrement direct sont inutiles ( ).
Il est des bruits que le spectateur ajoute avec son ouïe mentale,
nul besoin de les souligner, il arrive même qu'ils dérangent si on les entend.»

Les vitelloni n'ont pas tout de suite droit à la parole. Ils sont d abord réduits à des attitudes. Le geste est premier :

  • Alberto, d'un signe de la main, demande une cigarette,
  • Leopoldo roule une cigarette. Ils échangent des paroles inaudibles.
  • En revanche, seul le chant de Riccardo (que l'on met un certain temps à identifier comme diégétique) nous parvient, façon de le rendre présent par ce qui le caractérise : sa voix de ténor.

Les ruptures sonores peuvent être suscitées par l'émotion d un personnage.

Après son évanouissement, Sandra retrouve ses esprits. Elle jette un regard terrorisé vers Fausto hors champ. Noyé dans une soudaine emphase musicale, le contrechamp «muet» sur le jeune homme traduit le malaise de Sandra. La suppression du son in creuse l'écart entre les futurs époux.
Leopoldo lit sa pièce à haute voix dans le restaurant. Le comédien le reprend et répète une des répliques en changeant le ton.

La voix se fait remarquer à plus d'un titre dans Les Vitelloni :

  • Le générique se déroule sur le chant à l unisson des vitelloni.
  • La voix du ténor Riccardo est la première qui nous parvient dans la première séquence, suivie de peu par la voix off.
  • Plus tard, Massimo trouve que Fausto a une belle voix, Alberto lui répond : «La voix ne compte pas, tout le monde a une voix
Déclaration contraire à l'opinion de Fellini qui a toujours revendiqué l'importance des voix dans ses films :
«Bien souvent, je suis contre l'utilisation du visage et de la voix du même comédien.
Ce qui m'importe, c'est que le personnage ait une voix qui le rende encore plus expressif.
Pour moi, le doublage est indispensable, c'est une opération musicale par laquelle
je renforce la signification du figuratif ».

La postsynchronisation est une tradition en Italie. Fellini n est pas seul à rejeter le son direct. Cette manipulation de l'acteur se vérifie dans Les Vitelloni. Franco Interlenghi, dont la voix naturelle est assez tranchante, gagne en douceur une fois doublé. De même, la lâcheté et l'hypocrisie de Fausto sont renforcées par la voix mielleuse qui lui est prêtée. '
La Voce della Luna - Siamo in Salvo!
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