LE LANGAGE DU FILM Préférences nocturnes et l'emploi sélectif du son montrent, dès Les Vitelloni, le goût de Fellini pour la maîtrise et l'artifice.
Illuminations
Les Feux du music-hall, le premier film de Fellini, débute par un long plan nocturne percé par les lumières clignotantes des noms du générique. Près de quarante ans plus tard, La Voix de la lune, son dernier film, s'achève sur un clair de lune qui s'éteint dans un fondu au noir. Ces éclats nocturnes enveloppent une longue carrière semée de nuits blanches (tous les films du réalisateur comportent au moins une séquence de nuit).
En 1971, Fellini parcourt Rimini et déplore la disparition de la nuit :
«Maintenant, il n y a plus d'obscurité. Il y a quinze kilomètres de constructions, d'enseignes lumineuses
et ce cortège interminable de voitures étincelantes, une sorte de voie lactée tracée par les phares des automobiles.
De la lumière partout : la nuit a disparu, elle s'est éloignée vers le ciel et la mer'.»
À l'époque des Vitelloni, les réalisateurs italiens affectionnent particulièrement la nuit (jusqu à La Notte de Michelangelo Antonioni en 1961). Un an après le film de Fellini, Luchino Visconti reconstitue Venise en studio pour Les Nuits blanches (1954). Il aborde la nuit qui habite presque l ensemble du film sans détour, la retenant pour son obscurité. Il filme à Cinecittà comme s'il était à l extérieur, utilisant la lumière artificielle avec discrétion.
Fellini, en revanche, dans Les Vitelloni, tourne en plein air comme s'il était en studio, soucieux d une pleine maîtrise de l'espace.
Paradoxalement, le cinéaste affectionne la nuit pour pouvoir mieux dompter la lumière qu il considère :
«comme la substance même du film. [Elle] est ce qui ajoute, qui efface,
qui réduit, qui exalte, qui enrichit, nuance, souligne, fait allusion, qui rend crédible
et acceptable le fantastique, le songe, ou, au contraire, rend fantastique le réel,
transforme en mirage la quotidienneté la plus grise, ajoute de la transparence,
suggère de la tension, des vibrations.»
Les nombreux passages nocturnes (une douzaine) des Vitelloni sont l'occasion pour le cinéaste de modeler l'espace à sa guise:
- Au début du film, les brunes silhouettes des cinq compères traversent la place du village, bientôt recouvertes par les lettres blanches du générique. Blanc sur noir, cette combinaison annonce le dispositif des extérieurs-nuit à venir.
- À chaque fois, les projecteurs repoussent la nuit aux confins du plan. Les personnages, la nuit venue, sont curieusement baignés d'une lumière blanche qui ne dessine aucune ombre sur leur visage, comme si la nuit, littéralement, ne les touchait pas.
- Évitant soigneusement l'obscurité, rasant les murs illuminés, ils ne pénètrent pas dans la nuit.
- À l'exception de petits morceaux de ciel noir logés dans un coin du champ, les décors sont fortement éclairés, des pans entiers sont arrachés à la nuit, sans que jamais la nature des lieux traversés par les personnages ne soit ambiguë.
- Les signes mêmes de la nuit sont relégués hors champ :
- la lune, contemplée par Caterina, la voisine de Leopoldo ;
- les étoiles admirées par Moraldo.
La nuit expose les personnages en les détachant du noir, simple écrin nocturne de leur quotidien.
- Même lorsque, grimpant sur un toit pour s'emparer de l'ange,
- Fausto et Moraldo se rapprochent du ciel, la lumière, toujours, les isole de la nuit.
- Seul Moraldo, alors qu'il observe le petit Guido disparaître dans la nuit à l'arrière-plan, sera rejoint par l'obscurité, à la faveur d'un fondu au noir qui l'engloutit.
Le vent de la nuit
Un soir, enfin, «la nuit remue». Passage exceptionnel dans le film du point de vue de l'utilisation des éclairages, la longue soirée qui suit la représentation théâtrale bouleverse les valeurs lumineuses jusqu ici élues : le noir gagne l'image.
Après le spectacle, la nuit pénètre dans les loges du théâtre. Le noir, jusqu ici à la périphérie des images, circule dans le plan.
La lumière ne parvient pas jusqu'à Moraldo qui demeure dans l'ombre à l'arrière-plan, rejoint par la nuit. Au-dessus de lui, un panoramique révèle, peinte sur le mur, une étoile noire géante, comme si la voûte céleste, gagnant du terrain, s'était infiltrée jusque-là.
Après le souper au restaurant, le comédien attire Leopoldo dans la rue. Un fort vent provoque un tourbillon nocturne et sculpte d'une lumière intermittente les corps happés par l'obscurité qui prend le dessus, au hasard du balancement des projecteurs hors champ.
Réfugié contre un mur, le comédien se tasse dans le noir.
À la poursuite de son béret, Leopoldo s'engouffre dans le noir, réapparaît, sombre de nouveau, resurgit.
Un fondu enchaîné fait disparaître les deux hommes aux confins de l'obscurité, puis un panoramique les met de nouveau en lumière.
Le comédien invite Leopoldo à le rejoindre sur le môle. «Mais il fait noir en bas!», s'exclame, apeuré, l'aspirant dramaturge qui fuit cette dernière invitation de la nuit.