I Vitelloni (1953) - Federico Fellini
Lion d'Argent Venise 1953
Documents d'étude pour la spécialité Jean Vigo Millau. Joëlle Compère
Questionnements

Périodes et courants
« Je n’ai jamais eu la préoccupation de fuir le néoréalisme auquel je ne me suis jamais identifié même si j’ai travaillé aux côtés de Rossellini. Cela a été une grande expérience de vie, comme tant d’autres choses, mais je ne l’ai jamais ressentie comme relevant d’une esthétique. » Federico Fellini.

Un cinéaste au travail
"Je ne sais pas regarder les choses avec détachement, à travers la caméra par exemple. Je ne mets jamais l'oeil à la caméra. Je me fous de l'objectif. Je dois être au milieu des choses. J'ai besoin de tout connaitre de tout le monde, de faire l'amour avec tout ce qui est autour de moi". Federico Fellini
1.Les fondus enchaînés
  • Reliant presque toutes les séquences du film, les fondus enchaînés
  • restituent la vie sans heurts des vitelloni, la fluidité d un «long fleuve tranquille» ponctuée par la récurrence des situations (fêtes, discussions au billard, réconciliations de Sandra et Fausto, conversations de Moraldo avec le petit Guido, quêtes de femmes pour Fausto ), des lieux traversés (place, gare, plage, bar ), des ritournelles obsédantes de Nino Rota
  • Ils sont aussi, une façon d'obstruer l'espace en imbriquant les lieux les uns dans les autres, en superposant les décors, en amalgamant les corps.
  • Les fondus sont à l'image des corps soudés des cinq garçons dans le générique.
    • Ils ont d'ailleurs parfois la capacité, en associant des plans, de favoriser la rencontre ou la transformation de corps.
      • Au début du carnaval, la tête énorme d un personnage de carton-pâte accroché au mur du théâtre se superpose au visage d Alberto. Cet effet de masque renforce la personnalité de clown du vitellone.
      • Plus loin, le bras de l ange voyageant sur la brouette est associé au buste de Moraldo. Ce poing tendu qui lui est soudainement greffé lui confère une posture conquérante qu il rendra actuelle par son départ final, suggéré ici par le déplacement de l ange.
    • L enchâssement des séquences transforme le film en un bloc homogène et fermé que seules les dernières images viennent démonter. Aux corps soudés chantant à l unisson pendant le générique s'oppose le départ solitaire, gorge serrée, de Moraldo. Après cette rupture de la routine «vitellonienne», l'enchaînement des plans ne peut se faire dans les mêmes conditions, la fin du film est inexorable.

2.Limites et hors champ

De nombreux lieux du film se constituent en scène :
le podium du concours de beauté, la salle de cinéma, le ponton sur la plage, la salle de billard, le théâtre, la salle de bal, la vitrine du magasin d'objets pieux, le quai de la gare, le trottoir d'une rue.
L'attention des personnages est donc centrée sur le spectacle, et la mise en scène a pour effet de minimiser le recours au hors-champ, à un hypothétique «au-delà» de l image. L'objet du regard des personnages appartient au visible.

- Casino - Café par exemple : Posté à l'avant-plan, un corps immobile rappelle parfois la limite du champ qu il invite à ne pas dépasser : le serveur du café
- Casino : Quelques regards-caméra accentuent la tension de l'espace vers l'avant, horizontalement. Ils remettent en question la frontière entre le champ et le hors-champ lorsque les jeunes filles, félicitant Sandra pour son élection, se pressent devant l'objectif.
- Casino évanouissement : Les contrechamps sur l évanouissement de Sandra contrarient cet effet, ils verrouillent l'espace en s'attardant sur le mur contre lequel glisse le corps inconscient de la jeune femme
- Carnaval : le cloisonnement se prolonge verticalement du sol au plafond :
La caméra, au ras du plancher, saisit l épaississement continuel du tapis de confettis, puis se cache dans les cintres du théâtre pour mieux épier les plaisirs frivoles de couples isolés. Plongées et contre-plongées vertigineuses redoublent les cascades de serpentins qui zèbrent la fête, reliant le haut au bas, nouant les personnages entre eux, tissant l espace à l image d un rideau de scène une limite à ne pas dépasser.

Absence de contre champ
La «tentation» du hors-champ, de l'inconnu, touche uniquement Moraldo, plusieurs fois appelé à sonder la périphérie du plan, sans que le spectateur ne puisse partager sa vision.
Un contrechamp se fait vainement attendre également, lorsque Riccardo, fouillant dans une vieille malle, trouve une photo qu il montre à Alberto en l interrogeant sur l'identité de l'individu qui prend la pose : «C'est mon pauvre papa», lui répond son ami. L'absence de contrechamp, oblitérant le verso de l'image observée par les personnages, nous transmet littéralement le manque ressenti par Alberto, un sentiment d'insatisfaction, de dépossession, clef éventuelle de sa mélancolie latente.

3.Espace resserré, tout en ménageant quelques échappées. Entre surface et profondeur

La première séquence
  • Au premier plan, décalé par rapport aux personnages situés à l'arrière plan, le serveur semble projeté en avant. Guettant l'orage qui menace hors champ, son regard accentue cet effet d'étirement vers l'avant. Il tourne les talons, s'éloigne vers l'arrière plan, inversant le processus en creusant l espace. Un panoramique le suit, puis revient sur ses pas, répétant ce mouvement d'avant en arrière chargé de construire l'espace cloisonné, bouclé, qui abritera le champ spécifique aux vitelloni territoire assimilable à ces allers retours entre surface et profondeur.

La séquence du billard accentue ces extrêmes.
  • Le serveur, à nouveau détaché, se prélasse au premier plan, tandis que les cinq habitués jouent derrière lui. Puis, après quelques plans, le point de vue s'inverse, les compères sont désormais devant, le garçon à l'arrière. Une farce d'Alberto relance le mécanisme : il apostrophe le serveur qui s'approche puis, de mauvaise foi, lui soutient qu'il ne l'a pas appelé et lui ordonne de regagner sa place au fond. Le serveur s'exécute.

Préparation des costumes du Carnaval
  • Ou encore Leopoldo, Riccardo et Alberto, occupés à préparer leurs costumes de carnaval, s'adressent à une femme en arrière-plan. Le fait qu ils soient tous les trois au premier plan, dos à la caméra, attire le regard vers le fond du champ et accentue la profondeur.

Entrée des personnages par l'arrière du plan
  • Afin de souligner la tension de l'espace, les personnages, dans Les Vitelloni, entrent bien souvent par l'arrière-plan et gagnent le devant de la scène, contrairement à l usage, dans le cinéma «classique» qui consiste à les faire entrer de préférence par les bords latéraux de l'image.

Le plan, "un piège"
La composition précise du plan, véritable force centripète, s'attache, au cours du film, à reconduire le regard du spectateur à l'intérieur du plan. Le déplacement des personnages veille à recentrer leur position dans l'image.
  • Fausto, par exemple, au début du film, empêche à plusieurs reprises une jeune fille de sortir du plan en la retenant fermement par le bras.
  • Piégés, les corps qui apparaissent à l'image, peuvent difficilement s'en échapper. À moins qu un événement ne les contraigne à se noyer dans l'arrière-plan :
  • le comportement équivoque du comédien fait fuir Leopoldo ;
  • poursuivis par les ouvriers en butte à leurs moqueries, les vitelloni détalent
  • Fausto enfourche un vélo pour chercher Sandra, il disparaît à l horizon

Lignes de fuite
Le départ de Moraldo à la fin du film provoque une soudaine extension du territoire au-delà des frontières soigneusement élevées jusque-là.
  • Les valeurs spatiales s'inversent. Le train s'éloigne, l'emportant. Un travelling arrière, correspondant au regard du jeune homme balayant le paysage familier, redouble la course du train. Il déroule le long des maisons une ligne de démarcation. La ville recule, Moraldo se détache. Un trait est tiré. Plantée le long de la voie, une clôture souligne cette séparation.
Au début du film, Moraldo est assis sur une barrière ;
il regarde irrésistiblement hors champ, sans que, jamais, celui-ci ne soit matérialisé par un contrechamp.
  • Au terme du film, il est désormais passé de l'autre côté : la «caméra subjective» lui fait même incarner ce hors-champ tant convoité. Il appartient enfin à sa vision.
  • De dos, le petit cheminot regarde le train qui s efface à l'horizon. Puis, dans le plan suivant, la caméra change de point de vue, son visage ému apparaît. Répétant la volte-face de la caméra, il se tourne, renonce à poursuivre du regard le départ de son ami. Empruntant le même chemin de fer, il marche sur les rails, s'esquive en sens inverse. Renvoyant les deux personnages dos-à-dos, la mise en scène fait diverger les chemins. D'un côté comme de l'autre, l'espace, dessinant une ligne de fuite à double sens, se creuse, s'ouvre au hors-champ illimité perspective d une route infinie.
4.
La fusion des vitelloni avec le décor traduit leur attachement à leur vie sédentaire, l'attraction des murs et l'attitude des personnages

  • dans le générique, l'ombre des vitelloni devance l'apparition de leur corps. S'allongeant sur les murs, elle les rend d'emblée prisonniers de la ville en les fondant à la pierre des maisons. Ils débouchent enfin d'une ruelle, pour s'enfoncer de nouveau, après un tour de piste sur la place, dans une rue étroite. Dès lors, l'ancrage citadin du groupe de jeunes gens ne sera pas démenti. Le départ final de Moraldo sera d'autant plus l'expression d'un déracinement.
  • Moraldo se colle à la cloison de sa chambre pour écouter les pleurs de sa sœur, l'ombre des stores strie son corps et le retient contre la paroi.
  • Riccardo épie la dispute de Fausto et de son père en se plaquant contre la porte de la maison.
  • Massimo fait résonner le rideau de fer d'un magasin en frottant un objet sur les rainures du métal.
  • Élue reine de beauté, Sandra, pressée par la foule, acculée, s'évanouit, glisse le long d un mur.
  • Ivre, Alberto s'affaisse contre une colonne de la place

L'écrasement des perspectives feint parfois l'amalgame des personnages et du décor : I Vitelloni comme monuments de la ville

  • Errant, Moraldo débouche sur une place de la ville. Songeur, il s'assoit sur la fontaine publique. L'absence de profondeur de champ nie toute frontière entre le corps du jeune homme et la fontaine, provoque une rencontre discrète entre la pierre et la chair. Moraldo se fond à l'édifice. Assis sur le rebord de la vasque, le jet d'eau craché à l'arrière-plan semble jaillir de sa tête.
  • Une autre fois, son corps fait mine de s'incruster dans la pierre. Cette proximité est la trace d'une habitude, conséquence du passage fréquent d'un corps à un endroit, perpétuel retour qui laisse sa marque.

Effets de coulisses : encoignures, embrasures, coins de rue suggèrent un «au-delà» de l'image. Pourtant, toute dérobade semble vaine.
  • Fausto, afin d'éviter son patron, s'apprête à se faufiler par la porte de service. L'antiquaire s'empresse de lui faire regagner le premier plan.
  • Bien souvent signe d'échappée au cinéma (notamment dans les films de Jean Renoir), la fenêtre est ici une ouverture désavouée.
      • Dans la première séquence, l'actrice vedette, membre du jury du concours de beauté, noie son ennui devant les vitres embuées par la pluie.
      • Plus tard, Alberto réclame de l'argent à sa sœur par une fenêtre grillagée.
    • Un rideau de pluie coule sur les vitres, brouille la profondeur de champ dans la chambre d'Olga
5.Des trouées dans le territoire laissant place au vide

«Rappelez-vous la séquence nocturne dans laquelle les vitelloni rentrent chez eux en donnant des coups de pied dans une boîte en fer blanc : l'air lui-même est photographié! »
Pier Paolo Pasolini

Appels d'air
Habitée par les vitelloni ou grouillante lors des fêtes (concours de beauté, mariage, carnaval), l'image se dépeuple rarement. Déconnexions momentanées, les passages dans lesquels l'espace se vide font figure d'exception. Ils sont autant d 'appels d'air, de respirations auxquels sont conviés les personnages.

Le 'vide n'est jamais instantané, il se constitue dans la durée. Inscrit 'dans le mouvement de la caméra, il est le terme ou l'origine d'un plan, mais ne saurait être son unique objet. :

  • Premier mouvement : l'image se vide. Au terme du carnaval, un travelling arrière se détache de la piste de danse, se glisse dans les loges du théâtre, s'arrête face à un couloir vide, loin de la surcharge du bal effréné où la sarabande du carnaval se mêle aux serpentins.
  • Incitation au retrait, l'effet de recul se reproduit lors du départ final de Moraldo. La caméra, en se détachant des corps endormis des vitelloni qui ne soupçonnent guère cette fuite, imprime mécaniquement le retrait de Moraldo emporté au loin par la locomotive.
  • Deuxième mouvement : le vide se comble. Un panoramique balaye la plage, les vagues gorgent l'image. Les vitelloni, qui apparaissent enfin, ne sont pas, pour une fois, les premiers à l'image. Le paysage vient à leur rencontre.
  • De même, l'aube qui suit le carnaval est introduite par un panoramique qui, contrastant avec l 'enthousiasme de la fête, décrit une ville désolée, les serpentins, auparavant ressorts de la joie, traînent sur le pavé, pendent tristement aux murs. Alberto, ivre, gros de son désespoir qu il tente de communiquer, prend soudainement toute la place.

Bourrasques ; l'appel du vide
  • Aux fenêtres béantes du casino, les rideaux, gonflés par le vent, débordent à l'extérieur, puis s'enfoncent à l intérieur. Dedans-dehors, ce battement continuel balaye l'espace, fait le vide. L'envol scande le montage alterné entre les corps qui s'agglutinent dans le casino et les terrasses désertées.
  • Le vent, figure de l'ouverture, a la capacité d'entraîner ailleurs. Courant d'air, il induit la circulation, provoque le déplacement.
    • Il gagne en vigueur lors de la promenade nocturne de Leopoldo et du comédien. En arrachant le béret du vitellone, en animant son écharpe, il induit un éparpillement, une extension du corps. Leopoldo s'empresse de se reconstituer en récupérant son couvre-chef.
Véritable impulsion, cette bourrasque, par sa faculté de dispersion, insuffle aux corps un supplément de mouvement, elle les pousse à l'action.
Analyse de la séquence de la plage
Ouverture au paysage
La séquence de la plage constitue un écart de la mise en scène. Tournés vers l'horizon, les vitelloni s'affranchissent temporairement de leur narcissisme.

  • Un long panoramique ouvre la séquence de la plage. En quête des vitelloni, ce mouvement, de la terre vers la mer, redouble leur regard dirigé vers le paysage. Les vitelloni sont des personnages obstinément repliés sur eux-mêmes. De dos, face à la mer, les voici exceptionnellement tournés vers le paysage. À la pointe du ponton, seuil introduisant au lointain, ils semblent en équilibre sur l'eau, prêts à marcher sur la mer. Immobiles, ils s inscrivent dans l'étendue du paysage marin.
  • Une nouvelle perspective se dessine dans ce plan orienté vers l'inconnu, l'horizon d'un possible devenir enfin ouvert à la contemplation. Les destinées lointaines évoquées dans les conversations des vitelloni (l Afrique, le Brésil ), voire les étoiles observées par Moraldo, sont ici dépassées par l'immensité du ciel.
  • Frontal, le plan d'ensemble constitue ces figures spectatrices en corps projetés sur fond blanc. L'absence momentanée des visages et l'opacité des silhouettes effacent, pour la première fois, le caractère des vitelloni au profit de leur lien au monde, leur présence même.
  • Traités en aplats, ciel, mer et corps s'imbriquent comme autant de surfaces. L'absence de relief est un oubli temporaire de l'épaisseur donnée jusqu ici par la mise en scène aux personnages, attachée à la construction de types.

Après cette vision d ensemble,
  • la caméra se rapproche dans les plans suivants et change de point de vue, passe sur le côté. Elle cueille le profil des vitelloni. Leur regard, pour la première fois latéral, se perd vers l'horizon, attiré vers l'illimité. Il cède enfin au hors-champ.
  • La voix off commente les deux premiers plans de cette scène, puis se tait. L'absence de voix, de mouvement de la part des personnages, la fixité des plans, les notes d'une guitare mélancolique, incitent au recueillement.

Cet instant constitue une pause dans le film, un arrêt momentané de toute action, un répit teinté d angoisse pour les personnages coutumiers d'une agitation dérisoire.

Enracinement
La plaisanterie soudaine de Riccardo fait de nouveau entendre la voix, brise «l'enchantement» («Si quelqu'un venait maintenant et te donnait dix mille lires, tu te baignerais?»).

  • Avant qu'une gêne ne puisse s'installer entre les camarades, davantage habitués à la bouffonnerie qu'à la mélancolie, ce sarcasme remet la mécanique «vitellonienne» en route.
  • De fait, Alberto tourne les talons et, blaguant à son tour, engage les autres à le suivre («Allons-y»).
  • La ritournelle de Nino Rota les accompagne de nouveau.
  • Un panoramique circulaire de la mer vers le rivage suit la retraite des personnages. Véritable volte-face, ce troisième point de vue amarre les vitelloni à la terre, les renvoie vers la ville.
  • Quittant le ponton, la petite troupe saute sur la plage humide. L'empreinte laissée par leurs pieds s enfonçant dans le sable est la trace de cette inscription du corps dans la terre, le contact visible de leur ancrage à Rimini.