I Vitelloni (1953) - Federico Fellini
Lion d'Argent Venise 1953
Documents d'étude pour la spécialité Jean Vigo Millau.
Joëlle Compère
Questionnements

Périodes et courants
« Je n’ai jamais eu la préoccupation de fuir le néoréalisme auquel je ne me suis jamais identifié même si j’ai travaillé aux côtés de Rossellini. Cela a été une grande expérience de vie, comme tant d’autres choses, mais je ne l’ai jamais ressentie comme relevant d’une esthétique. » Federico Fellini.

Un cinéaste au travail
"Je ne sais pas regarder les choses avec détachement, à travers la caméra par exemple. Je ne mets jamais l'oeil à la caméra. Je me fous de l'objectif. Je dois être au milieu des choses. J'ai besoin de tout connaitre de tout le monde, de faire l'amour avec tout ce qui est autour de moi". Federico Fellini
Note des Inspecteurs généraux en charge du cinéma audiovisuel
Pourquoi ce choix ?

D’abord, parce qu’avec ce film Fellini crée un type de personnages nouveaux, i vitelloni,
  • « les gros veaux », que rend fort mal – car bien en deçà en matière de connotation et de registre de langue – la traduction française « les inutiles ». Ces personnages masculins vont dès lors se cristalliser dans l’histoire du cinéma et dans celle du réalisateur, qui ne cessera de mettre en scène des figures d’Italiens puérils, enfantins et lâches.
Cependant, s’en tenir à cette lecture légère serait réducteur. Dans son ouvrage, Olivier Maillart, spécialiste du cinéma italien, montre combien ce type,
  • rattaché « à la jeunesse du cinéaste […], autrement dit au fascisme », permet à Fellini de « penser le fascisme de l’intérieur. Non simplement comme un mal historique et politique […], mais comme un mal existentiel ». C’est éclairer là d’une lumière nouvelle – et blafarde – cette œuvre du désœuvrement en interrogeant sa portée politique et personnelle.
Ensuite, parce que, comme bien souvent chez Fellini – on pense notamment à la Rome de La Dolce Vita ou à celle de Roma, mais également à la Venise du Casanova –, il existe un autre personnage central dans Les Vitelloni : la ville.
  • Celle-ci fait ici songer à Rimini où le réalisateur est né et que l’on retrouvera dans Amarcord.
  • Ce rapprochement avec le film de 1973 à partir de ce motif urbain est un moyen – et Olivier Maillart développe cet aspect dans la partie qu’il consacre au cinéaste au travail– de nous sensibiliser à ce qui rattache Les Vitelloni à d’autres œuvres de Fellini, notamment
    • sa trilogie de la mémoire ou encore Huit et demi. En effet, le film Les Vitelloni offre bien des éléments qui s’épanouiront plus tard.

Par ailleurs, sa richesse provient des multiples arts qu’il fait dialoguer :
  • le mime, le cirque, le sketch, le théâtre, la comédie, notamment avec ses clins d’œil à la commedia dell’arte, la danse et la musique.
Enfin et surtout, n’appartenant à aucun courant, mais se situant à la charnière d’une époque,
  • « entre néoréalisme et modernité », il permet de problématiser finement l’objet d’étude « Périodes et courants »
  • de réfléchir à la manière dont se coalise et s’écrit l’histoire du cinéma :
    • moins que les fractures nettes et les manifestes tranchés, ce sont les mutations de fond et les glissements subtils qui orchestrent la tectonique des courants artistiques.
    • Ainsi ces Vitelloni occupent une place pivot dans la succession du néoréalisme :
      • ouvert cruellement par le spectacle non-obvié du supplice d’un résistant sous le regard d’un prêtre (Rome, ville ouverte de Roberto Rossellini),
      • poursuivi par la reconquête visuelle d’un paysage perdu (Païsa du même réalisateur romain),
      • il continue – par-delà le changement d’ère politique signalé par Umberto D. de Vittorio De Sica – à interroger sans relâche l’enlisement d’une « génération perdue » dans la honte du fascisme. L’enfant suicidé d’Allemagne année zéro (de Rossellini) et la bande de Fausto sont bien, à cinq ans d’intervalle, frères d’errance et de pitié.

Renaud Ferreira de Oliveira et Marie-Laure Lepetit,
inspecteurs généraux de l’Éducation, du Sport et de la Recherche,en charge des lettres et du cinéma-audiovisuel

I Vitelloni (Les Vitelloni) de Federico Fellini, 1953
Note du Bulletin Officiel

I Vitelloni, le troisième film de Federico Fellini (Rimini, 1920 - Rome, 1983),

  • n'appartient pas à ce que l'on appelle communément « l'âge d'or du cinéma italien », qui débute avec les années 60,
  • mais il s'inscrit dans une époque où le cinéma italien commence à rompre avec le néo-réalisme d'après-guerre.

Les premières transformations sont perceptibles à l'orée des années 50 dans :

  • Miracle à Milan de Vittorio de Sica (1951), œuvre dans laquelle le réalisme se mêle au merveilleux,
  • dans Stromboli de Rossellini (1950)
  • ou encore dans Bellissima de Visconti (1951), où « la représentation du collectif s'étiole au profit de portraits individuels ».
  • Elles se poursuivent avec la rupture politique que peut marquer en 1952 Umberto D. ou encore l'année 1954 qui connaît la sortie conjointe de films aussi différents que
    • La Strada de Fellini, Voyage en Italie de Rosselini, Senso de Visconti ou encore Un Américain à Rome de Steno.

I Vitelloni se situe au tournant :

  • sorti en 1953, l'action du film se déroule au cours de cette même année - la première scène se passe pendant l'élection de « Miss Irena 1953 »
  • et elle met en scène un type de personnage nouveau, « les gros veaux », que le titre français a rendu par « Les inutiles » : cinq hommes, « Tanguy » de leur génération,
    • bien que trentenaires, vivent aux crochets de leur famille et passent leur journée en déambulations dans la ville ou sur la plage, en jeux, festivités diverses et flirts incessants.
    • Ils sont hâbleurs, trompent, mentent, corrompent, volent, rien ne les arrête pour que, coûte que coûte, leur vie se déroule dans le farniente et les plaisirs épicuriens.
« J'ai toujours raconté l'histoire du mâle italien, lâche, égoïste et puéril. Les femmes de mes films sont toujours vues à travers les yeux d'un protagoniste masculin qui est prisonnier de certains tabous, conditionné par une éducation catholique [...] », commente Fellini.

Pour autant, les personnages féminins ne sont pas particulièrement mis en valeur dans I Vitelloni :

  • Sandra, l'épouse de Fausto, le « gigolo », est d'une naïveté à faire pleurer,
  • quant à Olga, la sœur d'Alberto, fainéant et profiteur, gardien de la morale catholique, subit les défauts et les critiques de son frère sans sourciller, l'entretenant autant que de besoin.
Confusément pourtant, ces personnages sont en quête d'une transcendance et d'une grâce (comme dans la scène burlesque du vol de l'ange) qui se trouvent caricaturées à leur contact et qui semblent les fuir.

Ce film, constitué de :

        • saynètes qui s'enchaînent les unes aux autres, nous faisant passer d'un moment de vie d'un personnage à un autre, d'une scène entre les cinq amis à une autre,
        • mime l'ennui et l'écoulement du temps dans une ville de province, probablement Rimini, que connaît bien le réalisateur puisqu'il y est né.
        • Comédie, traversée par des scènes qui ne sont pas sans rappeler le mime -
          • on pense par exemple à la scène dans laquelle Alberto se moque grossièrement des « lavatori » -, où les personnages (et le spectateur) s'amusent,
        • I Vitelloni a aussi la saveur du drame que l'esthétique en noir et blanc,
          • le jeu des ombres et des lumières
          • la scène entre Sandra et Fausto à la sortie du cinéma
          • ou la chambre de Moraldo écoutant sa sœur pleurer - et qu'annoncent l'orage interrompant brutalement les festivités de la première scène
          • ainsi que le motif, très fellinien, du « vent qui vient de la mer » et balaie tout sur son passage.
          • Combien de temps pourra vraiment durer cette vie corrompue et idiote ?

La musique du film, celle de Nino Rota,
  • qui travailla avec Fellini du Cheik blanc en 1952 à Répétition d'orchestre en 1978, signa plus de 170 musiques de film
  • fut célébré aux Oscars de 1972 pour celle du Parrain,
  • met en évidence cette oscillation entre comédie et drame :
    • musique de cirque,
    • elle peut également être symphonie aux notes inquiétantes, tristes ou mélancoliques.

On notera également qu'à deux reprises, notamment dans la grande scène du Carnaval, c'est la célèbre Nonsense Song que chante Charlot dans Les Temps modernes qui accompagne le bal où les couples, dansent joyeusement, se lient et se délient, cette musique, au titre signifiant, venant comme illustrer la thématique centrale du film.
Ce sera le personnage le moins « Vitellono » des cinq qui quittera cette vie de non-sens : le frère de Sandra, Moraldo, s'en va en train, les bruits de la locomotive venant se poser sur les images de ses compagnons dormant dans la sérénité illusoirement retrouvée.

BO