Le « je » est un autre
Je vis dans un endroit sombre, boueux, sableux ou argileux. Parfois, je me cogne aux éclats de cristaux, ou alors je me vois obligé de grimper ou descendre des parois de granit ensevelies. Il arrive aussi que de l'eau s'infiltre et tout devinent glissant, puis dur et même cassant. Je m’extirpe alors par les fissures irrégulières et je vois d'abord une sorte de mer noirâtre, tiède et agréable, elle me semble infinie, je n'ai qu'une idée en tête, plonger, m'enfoncer, voguer, couler, me faufiler, construire des chemins, des tunnels, des trous, des ponts. Sans vouloir me vanter, je suis proche du geste de l'architecte, de l'ingénieur.
Je tombe souvent sur de frêles touches verdâtres, je les contourne, les hume, elles me chatouillent parfois, du-dessus, une chaleur épaisse et prodigieuse, désagréable, il est aussi arrivé qu'un souffle froid mêlé à de l'eau s'étalent sur la mer noirâtre qui frémit, se gonfle, se tasse. Et moi, je refais, j'élargis et je creuse toujours plus profondément, je fais naître d'innombrables galeries verticales.
J'aime me balader pendant ces instants de fraîcheur, d’humidité, il me semble que des bouquets de senteurs s'étendent alors, j'aime me rouler et déguster les éléments de la mer noirâtre, j'aime m'infiltrer, disparaître, réapparaître, plonger, restituer ce que j'ai ingéré et digéré, je suis son faiseur de tapis d'humus, peuplé d'étranges et microscopiques champignons.
Je suis orné d'anneaux où de jolies petites soies, solides, robustes et délicates, me font naviguer de collines en vagues, des profondeurs aux rocs de tous acabits, j'en suis très fier.
J'erre ainsi et j'oublie qui je suis, je voyage lentement, parfois je suis très long, je suis sans doute joyeux, peut-être triste, je ne sais pas. L'ai-je su ? Je me sens infiniment petit et éternellement offfreur de vie. Parfois, Je peux me perdre. Je me souviens justement de chasses terribles lorsque je me suis retrouvé à découvert, sur les flots de le mer noirâtre. J'ai su me reconstituer peu à peu, peut-être suis-je immortel.
Joëlle