A
la manière de Izo, Pascal de Duve
C'est par un beau matin d'avant répétition de la scène de la folie d'amour de don José qui poignarde Carmen au bras du torero, Escamillo, avant de se dénoncer à la police, qu'il s'échappa de la bouche du souffleur, une brume rosâtre tourbillonnante et qu'il fit ainsi son entrée théâtrale dans ma morne et régulière vie de
femme de ménage de l'Opéra Comique.
Dans le même rituel que je m'assignais, avant de déclencher le déploiement des ustensiles de nettoiement, je ne sais si par soumission ou par superstition, je m'asseyais au septième rang à la lettre G et j'occupais le fauteuil 22. Depuis toujours, les doubles hantaient ma conscience, imaginer qu'un objet, une clé, une
assiette, un éventail, un crayon à papier puisse se tenir seul quelque part, me chavirait le cœur et je m'arrangeais pour leur
procurer une réplique sensiblement identique. En effet, il fallait que chacun gardât sa personnalité. J'étais alors rassurée, le monde tenait fermement sur ses deux pieds. C'était ainsi que je me le figurais, comme le plateau de l'Opéra Comique, un plancher surélevé ou repose le décor des mondes et des personnages inventés marchent, se disputent et rient, s'aiment.
Dans ces instants, l'air frais et exaltant de l'aube ne pénétrait pas, on savait que c'était le matin car seule la masse informe du silence s'étalait sur scène, dans la salle, les coulisses, les loges. J'avais ce jour-là recueilli quelques détritus de papier d'emballage qui m’entraînait dans la valse des mondes heureux, de
la « fraîcheur de pluie de Hollywood chewin gum », des tickets rances de l'horodateur de la place Boieldieu et ses airs d'opéra, le programme du soir chiffonné ou intact, un bouton doré en forme de losange, un gant en cuir lisse de la Maison Fabre, un foulard parfumé au Channel 5, un trousseau de clés tenu par un
Obélix hilare, Le Monde du soir, rien de bien spécial en somme. Derrière le lourd rideau en velours rouge, j'entendais les pas de mes collègues qui furetaient déjà, rognonnaient, babillaient, s'exclamaient, Madeleine allait brancher l'aspirateur et le bruit de la réalité allait alors tourbillonner dans la poussière.
La brume se dissipa, et je le découvris assis devant la bouche du souffleur encore éberluée qu'un être étrange ait pu emprunter ce chemin de sortie. Il était attentif, scrutait longuement les balcons dorés du la salle Favard, une sorte de vague en apesanteur au-dessus de l'alignement en demi-cercle des fauteuils rouges. J'ai d'abord pensé qu'un acteur facétieux se préparait à jouer un tour. Tout de rose, un rose ancien, il état vêtu d'un habit ajusté à la
taille, moulant ses jambes fines, épaules rehaussées par un empiècement en deux parties, l'une se terminait par une découpe en forme de pétales ravies et l'autre cousu dessous tombait droit sur son avant-bras. C'était un habit à la manière d'un troubadour joyeux et perspicace. Il balançait ses jambes du haut du plateau, en rythme pianissimo, le regard tendu sur la sphère de plafond, reproduction miniature de la voûte céleste. Un large sourire béat éclairait son visage de chérubin et il émit un son à une note, un La long et frémissant s’allongea dans l'espace.
Je décidais alors d'entrer en scène à mon tour et m'asseyais au premier rang dans le fauteuil 28. Il ne remarqua point mon arrivée et appuyé sur ses deux bras, les yeux arrimés au plafond il se charmait à son propre sifflement en La. Je me permis de le dévisager sans réserve et avec une pétulance modérée. Je fus d'abord déçue par ses gros sourcils marrons, grossiers, mal entretenus qui soulignaient de grands yeux marrons cernés. Tant d'indélicatesse ne cadrait pas avec son apparition élégante. Un visage plutôt long traversé par un nez effilé et une bouche amoureuse, rouge sang qui me prit l'envie d'embrasser. Les boucles de ses cheveux mi long châtains et ondulant légèrement, ployaient avec grâce sous un chapeau monumental. Un chapeau inversé où ses larges bords se lovaient dans le feutre en forme de cœur trônait au dessus de sa tête. A cet instant, je compris que ma destinée était là en face de moi et je décidais d'accoster là.
Alors que je m’apprêtais à le saluer, Madeleine de l'autre côté du rideau enclencha la mise en action de l'aspirateur, et ce qui se produisait presque tous les matins, aviva, en rythme, le déclenchement du chauffage occasionnant une rumeur sourde et incertaine, menaçante. Puis ce fut au tour de l'aspirateur de main de Mireille, furtif et têtu, puis l'ouverture électrique du rideau majestueux du théâtre. Rien n'y fit, il restait suspendu à la voûte étoilé. J'en fus toute attendrie, on aurait dit un acrobate céleste accroché par son regard fragile sur un ailleurs indéfinissable, incapable d'entendre les remous de la salle. Je
m'approchais. «Il ne faut pas rester là Monsieur, la poussière va tomber sur votre bel habit ». Il resta paisible comme bercé dans la même position mais d'un coup il chanta un DO d'une voix de ténor improbable, il se redressa et leva ses mains en offrande au lieu. Madeleine, Mireille et les autres toute affairée à leurs
tâches d’éradication microbienne ne l'avaient pas aperçu et poursuivaient le nettoyage. Le DO cessa d'un coup. Il me regarda. « Il ne faut pas rester là Monsieur, la poussière va tomber sur votre bel habit » et il me décocha un sourire satisfait qui entra dans mon cœur.