Monologues croisés
A partir de la peinture de Jeff Stanford Living with your choices
Par erreur je suis entrée dans une pièce nue, haut de plafond et dans l'angle de très grandes fenêtres qui taillent le ciel en quatre rectangles à la verticale. Un homme de dos, je distingue un imperméable sombre, - un policier ? Que ferait un policier là ? Il porte des odeurs révolues - Il reste immobile. A sa droite je perçois une une table en bois - une table d'écolier à l'ancienne -que fait-elle là ?. Il me semble la reconnaître.
Il l'a entendue, d'abord le léger crissement de la porte, des pas délicats qui cherchent à tâtons, il ne bougera pas, il sait que c'est écrit, qu'il ne peut plus reculer – je n'imaginais pas cette rencontre dans ce lieu, c'est ainsi, je dois vivre avec mes choix – il avait voulu fuir, disparaître, il s'était transformé en un autre par faiblesse, par peur – elle reconnaîtra la table, sa table d'écolière que j'avais poncée et vernie pour elle et son petit frère, je l'espère.
Cette lumière jaune m'aveugle, je ne comprends pas comment un lampadaire de rue puisse avoir une telle puissance, on dirait une masse spectrale, fantomatique, un brouillard qui s'insinue dans la tête – c'est comme dans un rêve, les reflets s'étalent sur le parquet comme de grands coups de pinceaux, du gris bleu et du jaune - est-ce que je connais cette pièce ? - Je pose à nouveau mes yeux sur la table d'écolier, très éclairée, une lumière joyeuse, je crois entendre des dialogues heureux d'enfants, je sursaute.
Il n'ose pas se retourner, il reste là de dos, le halo jaunâtre de la rue s'allonge sur les vitres sales, les immeubles de l'autre côté de la rue sont flous, comme des tâches dessinées revenant d'une autre époque – leur époque, j'aimerai qu'elle s'en souvienne, je suis un vieil homme maintenant – il craint de lui faire peur, il comprend qu'il a encore cédé à son égoïsme – c’est plus fort que tout, me faire plaisir d'abord, et advienne … il fallait que je la revois.
Je ne suis pas entrée par erreur, je connais cet homme, je connais cette table d'enfant – en haut de ses épaules, une sorte d'ombre bleue grise éclaire son habit, il m'apparaît englué dans cette pièce aux murs bleutés comme lui – lui et cette pièce, je sens qu'ils sont liés et que quelque part, moi aussi, je frissonne, je dois partir – dehors des bruits sourds d'une circulation calme, soudainement et à nouveau, des voix d'enfants, des voix joyeuses, venues d'un souvenir.
Il se raidit sur la chaise, s'enfonce presque, à se diluer en elle, cette chaise du temps passé où il restait à écrire des heures durant – pour une fois tant ta vie, disparais pour de bon, ne te retourne pas, ne la regarde pas, elle te reconnaîtra et alors la mémoire lui reviendra et ce sera l'effroi, je ne peux pas lui infliger cela – il retient sa respiration, il doit se transformer à nouveau, devenir une silhouette sombre dans une peinture sombre, un homme qui n'existe pas.
Je devrai dire quelque chose, cet homme ne m'a pas entendue, m’excuser d'être entrée chez lui – étrangement, je suis attirée, je voudrai voir son visage, voir ce qu'il voit, je n'ose pas, enfin, que m'arrive t-il ?
Elle va parler et ce sera trop tard. Il convoque à lui le brouillard jaune, prestement, la pièce s'efface dans la rue. Elle ne saura pas.