High School de Frederick Wiseman, 1968
Contexte : 1968.
- "Mai 68 " La France connaît l'un des mouvements sociaux les plus importants de son histoire durant lequel éclate la révolte des étudiants qu'accompagnent manifestations d'ampleur et grève générale.
- Aux États-Unis, alors que le pays est massivement engagé dans la guerre du Vietnam, on prend conscience, à la suite de l'offensive du Tết, de la force militaire du Viêtcong qui parvient à occuper pendant plus d'un mois les faubourgs de Saïgon et la citadelle de Hué, tuant quelque trois mille personnes liées à la république du Vietnam.
- Les mouvements d'opposition, notamment estudiantins, sont de plus en plus massifs : des campus sont occupés, celui de Colombia en avril, et de fréquents affrontements opposent les jeunes et les forces de police, comme à Chicago à la fin du mois d'août.
- Au cœur de cette tourmente, le Civil Rights Movement se poursuit, et l'année 68 est marquée par l'assassinat de Martin Luther King, le 4 avril.
- C'est au cœur d'une vague d'émeutes que le président Johnson promulgue, le 11 avril, le nouveau Civil Rights Act.
- Deux mois auparavant, en février, la Nasa présente les cinq sites d'atterrissage potentiels sur la lune,
- quand, le 21 janvier, Simon and Garfunkel sortent l'album The Graduate, qui contient le célèbre « Mrs Robinson » et s'empare, en avril, de la première place du Billboard 200.
Échos dans le film ?
Tous ces événements traversent High School, le deuxième film documentaire de Frederick Wiseman, mais à bas bruit, soit subrepticement comme par flash :
- « Le Club du Spectateur va discuter de l'assassinat de Martin Luther King », 58'07-58'13 ;
- la présence soudaine d'un policier dans un couloir de l'établissement, 58'14-58'22)
soit dans des séquences qui y renvoient plus ou moins directement :
- « Qui serait membre d'un club où il y aurait une minorité de noirs [...] et d'un club dont la moitié des membres serait noire, l'autre blanche ? [...] Combien refuseraient ? Il n'y a pas de bonne ou de mauvaise réponse », 52'32-53'14 ;
- la séquence consacrée au projet SPARC, 1'05'44-1'08'56 ;
- la séquence finale consacrée à la lecture publique de la lettre de Bob Walters, ancien élève du lycée, qui s'engage au Vietnam, 1'10'19-1'14'12).
De fait, Northeast, lycée d'enseignement secondaire public de Philadelphie en Pennsylvanie, que le cinéaste filme pendant cinq semaines entre mars et avril 1968, ne semble pas vibrer des révoltes qui grondent à l'extérieur:
- « Le lycée Northeast est un endroit si cloîtré, si retiré. », 53'47.
- Sans voix off ni musique, sans aucun accompagnement - à la manière d'un Charles Reznikoff, ce poète objectiviste américain qui accueille dans sa poésie, matériaux bruts, les témoignages entendus lors de procès sans ajouter un mot qui lui soit propre -, le film, qui va fonder le cinéma vérité, avec une méthode reprise par Richard Leacock en Angleterre et Raymond Depardon en France, est comme dédramatisé et neutre.
Néanmoins, cette neutralité, cette objectivité d'un réalisateur qu'on a le sentiment de ne pas sentir n'est qu'apparence.
C'est pourquoi, afin d'en cerner la construction et l'expression d'une part, et la réception d'autre part, on étudiera plus particulièrement High School dans la perspective des questionnements suivants :
Un cinéaste au travail et réception et public
Pour ce faire, on étudiera le découpage des séquences et le montage, qui, jouant par capillarité, sont la plupart du temps porteur de sens. On pourra, par exemple, mettre en évidence l'opposition entre l'apparence et la réalité que révèle le passage de la séquence chorale (53'15-53'44), où les élèves répètent studieusement sous la baguette de leur professeur, à celle qui montre un étudiant, aux lunettes noires tel John Lennon, exprimant, devant ses camarades et son enseignante, sa colère au sujet de ce lycée-cloître, de ce « lycée qui pue » (54'24). Par ailleurs, on interrogera les effets et les symboliques des gros plans, constants dans le film, sur des parties du corps - les oserait-on toutes aujourd'hui ? -, sur des visages, de face ou de profil, sur des bouches qui parlent (1'29), qui chantent (53'37), sur des yeux et des regards, que parfois dérobent voire déforment des lunettes d'un autre âge (41'29) ou qui révèlent des pensées en train de se faire (36'54), des imaginaires en fuite (37'03), sur des gestes d'apprentissage (18'57-19'07), mais aussi sur de multiples objets personnels et quotidiens.
On réfléchira enfin au choix du (presque) huis clos. En effet, le lycée apparaît à l'écran davantage comme une sorte de citadelle, entourée de ses remparts grillagés, le travelling horizontal de la séquence d'ouverture (00'38) plantant le décor, avec ses longs couloirs à l'allure de couloirs de prison, souvent vides (37'30), dans lesquels une figure d'autorité est susceptible de demander aux étudiants s'ils ont un « laissez-passer » (13'09-14'38). Un lycée « moralement et socialement, poubelle » (56'49), dans lequel on enseigne le fait que « le monde vous reconnaît selon vos résultats » (8'40), que « tenue de soirée » signifie robe longue ou smoking (29'04-32'19), que « si un couple vit ensemble, la société considère qu'ils sont mariés, et c'est ainsi formidable : la société sait prendre soin d'unions régulières, responsables et stables » (26'56), que « plus un garçon ou une fille a de rapports avant le mariage, moins ils feront de bons partenaires de mariage » (59'24). Un lycée dans lequel, en présence de la mère dont le gros plan sur le regard semble trahir les pensées (45'08), une probable conseillère d'orientation pose au seul père « la question cruciale : "de quel budget disposez-vous pour les études de votre fille ?" » (45'01).
Au fil du propos du film, sans éclat ni coup de force, ce sont bien les stéréotypes de classes, de genres, de pouvoir, qui sont démontés et révélés, et notamment ceux que véhiculent le modèle éducatif à l'œuvre. « En matière d'éducation, de ses relations avec le monde d'aujourd'hui, ce lycée est pitoyable, c'est un vrai cloître. Il est complètement coupé de ce qui se passe dans le monde. Il faut changer ça. C'est notre but ici. Et non pas de parler cinéma. » (54'33-54'46). Et la fin du film de venir confirmer cette hypothèse : à la suite de l'expression publique de satisfaction d'un membre de la direction (ou d'une professeure) devant l'engagement d'un ancien élève au Vietnam (« Le fait de recevoir une telle lettre me fait penser que nous avons réussi notre travail, ici, au lycée Northeast », 1'14'00-1'14'10), le cinéaste coupe avant toute éventuelle réplique de la part des lycéens que, par ailleurs, tout à fait exceptionnellement, il choisit de ne pas montrer. Leur réponse est comme volée par l'adulte (« Je pense que vous en conviendrez », 1'14'11), mais le découpage de la séquence ouvre à des horizons de grogne possibles. Y a-t-il pour autant un jugement de la part de Wiseman ? Sans doute pas au sens où il chercherait à nous imposer son point de vue. La discrétion de celui-ci, même dans l'efficace des visibilités restaurées, vise sans doute surtout à éveiller notre faculté de juger et à nous laisser maîtres du final cut moral.
On s'en doute, au moment de sa sortie, le film a été fort mal perçu par le personnel de l'établissement qui menaça Frederick Wiseman de poursuites judiciaires. Il ne sera pas projeté à Philadelphie. Pourtant, c'est une méthode qui s'invente ici et se perfectionne : des cinéastes héritiers qui la déclineront (et même à notre époque, notamment avec Claire Simon) jusqu'aux sociologues qui se l'approprieront, la réception de High school est vivante et complexe.