Ce devait être au mois de juin : il faisait déjà très beau, avant toutefois que s'installe la canicule de l'été.
Tes habits de ce jour-là disaient cette venue de la belle saison. Je me souviens : c’était une robe en jean bleu-clair agrémentée de trois broderies de petits animaux, un chaton, un poussin, un moineau. Et le petit chemisier blanc pailleté de minuscules fleurs roses rehaussait le bleu soutenu de la robe. Tes chaussures aussi étaient d'été, à lanières multicolores mais à semelle à contour de laçage d'un bleu voisin de celui de ta robe.
Et assurément aussi ce devait être un samedi, jour où je venais te prendre pour que nous passions une journée ensemble.
Je t'avais emmenée en garrigue, comme souvent. Tu pourrais désormais me le dire toi-même, mais je crois que tu aimais bien ces marches au hasard sur des entiers un peu sauvages qui devaient suffire à nourrir de mystères indéfinis ces escapades si différentes des habitudes et du quotidien de ta vie citadine.
C'était sur cette petite route qui, partant d'Uzès, rejoint la vieille Nationale86, celle qui s'en va vers Pont Saint Esprit et la vallée du Rhône. C’était du côté du carrefour de Valliguière sur ces plateaux de Garrigue redevenue ici un peu boisée et qui présentait ce jour-là des nuances de vent qu'avait fait éclore un printemps mouillé. Seuls les petites kermès gardaient leur gris monotone, mais les chênes verts, les buis et même les pins avaient des poussées de vert tendre surprenantes parce-qu'inhabituelles dans ce pays.
Nous marchions ainsi ; moi le nez plutôt en l'air à regarder l'horizon, vers cette silhouette du Ventoux, cette étrange montagne, toute seule au loin, ce promontoire élevé dans le ciel, là-bas, et couronné de cette crête de pierraille dénudée que même en été on croit être des neiges permanentes. Toi et tes petites jambes de trois ans, le nez plutôt dans l'herbe à courir vers ces petites fleurs aux couleurs vives et à me demander à chaque instant, la main tendue vers l'une d'elle : « …qu'est-ce que c'est, papa, ... ».
Nous marchions ainsi … A quel moment te lâchant la main que tu voulais libre pour courir vers ces tiges étincelantes de lumière, à quel moment t'ai-je laissée marcher vers où tu voulais aller et moi me suis-je laisser captiver par cette montagne, traçant là-bas sur l'horizon d'azur ce dessin violet, géométrique, pur, fascinant ?
A quel moment me-suis je rendu compte que je ne sentais plus ta main et que tu n'éatias plus là sur ce monticule où je te croyais encore ?
Hélène … Mais tu n'étais plus là et ne répondait pas.
Hélène … Mais rien.
Et il y avait deux ou trois autres bosses de terrain toutes semblables derrière lesquelles tu aurais tout aussi bien être.
Hélène … Toujours rien.
Avais-je donc aussi longtemps marché seul, sans ta main, pour ne plus reconnaître vers lequel, de ces dos de colline me diriger pour te retrouver ?
Hélène … Rien.
L'angoisse monte très vite … Est-elle propre à perturber la perception et les couleurs du monde ? Je sais seulement qu'alors le ciel s'est fait incolore et que la garrigue est devenue grise, que le paysage s'est soudain transformé en une steppe uniforme est sans âme, un univers clos, une solitude sans issue, enveloppe sinistre d'une angoisse grise ou sans couleur.
Hélène … Ma fille …
Et puis, là-bas, pas si loin, parce-qu'il y a un léger courant d'air, une mèche, rendue blonde par l'éclat du soleil, flotte à peine derrière la crête de cette courbe calcaire éclaboussée de lumière.
Hélène …
Tu ne me réponds toujours pas, mais de me précipiter me fait apercevoir ta chevelure qui doucement ondule plus par le léger souffle de l'air que par le mouvement de ta marche qui, elle, est plutôt lente et tranquille, accaparée par ta cueillette de brins d'herbe colorés garnissant déjà ta petite main un peu maladroite.
Tu es là captivée et ravie par la garrigue multicolore de ce jour-là. Tu ne te sentais pas perdue, toi. Alors, je ne dis rien, sauf une fois encore et comme dans une bouffée d'apaisement inespéré, ton prénom : Hélène …
Et pour moi aussi, subitement, les couleurs se ravivent, le bleu de ta robe vient me rappeler au cœur de tous ces verts de la garrigue, que le ciel aussi d'un azur limpide, et le bouquet de brindilles sauvages que me tend naïvement ta joie d'enfant me dit que le printemps est radieux cette année et la garrigue décidément fleurie !
Jamais sans doute autant que cette fois, sur le chemin de retour à la maison, je n'ai goûté le délice d'ombres et de lumières, de reflets d'argent et d'or que fait aux yeux et en cadence, le défilement des platanes accompagnant la route tout au long.
Jean-Claude