Pour cela, James Williamson a filmé d’abord ce qu’on appelle un plan-maître (Master-Shot), montrant la mission en plan d’ensemble. Le pasteur et sa famille se promènent paisiblement devant l’entrée, un Chinois, brandissant une arme blanche, apparaît dans le champ, la famille rentre précipitamment, sauf le pasteur qui se sacrifie en attaquant le militant chinois. D’autres Boxers surgissent et tentent de pénétrer dans la mission. Les Blue Jackets arrivent et font feu. La famille du pasteur est sauvée, le raid écrasé.
Ensuite, James Williamson a filmé trois autres plans qu’il a inclus dans le montage – ce qui à l’époque ne se faisait chez aucun cinéaste, sauf chez son confrère de l’École de Brighton, George Albert Smith.
Les deux premiers plans sont tous deux des contrechamps du plan-maître : les Boxers forçant la grille du parc et se dirigeant vers la mission, et les Blue Jackets arrivant et faisant feu en direction de
la mission. Le troisième plan a disparu, celui d’un officier à cheval qui faisait irruption dans le jardin au moment précis où les Boxers, après avoir incendié la maison, entraînaient la fille du pasteur. Il la sauvait en la prenant en croupe et fonçait sur
les spectateurs (la caméra) comme la locomotive de La Ciotat2, le film de Louis Lumière.
Cette affirmation de l'historien du cinéma Georges Sadoulest d’autant plus vraisemblable que derrière les Blue Jackets faisant feu en direction de la mission, on peut effectivement remarquer la
présence d’un cavalier dont la monture piaffe.
L’utilisation du champ-contrechamp, continue Georges Sadoul, est un style de récit, typiquement cinématographique, qui paraît avoir été inconnu en 1900, hors d’Angleterre3.
James Williamson réitère le champ-contrechamp dans son film réalisé en 1901, Fire !, où le plan filmé en studio montrant la victime de l’incendie, qui tente dérisoirement d’éteindre le feu puis se désespère, est suivi de son contrechamp : l’intervention des pompiers à l’extérieur du bâtiment.
Mais l’arrivée de l’enregistrement sonore va effectivement permettre à terme l’enregistrement direct des dialogues, et leur reconstitution parlée et non plus écrite. Les cinéastes initient une technique qui va s’imposer jusqu’à nos jours : le dialogue en champ-contrechamp. Cette figure de montage obligée date, d’après Georges Sadoul, du film The Front Page, où le réalisateur Lewis Milestone, s’appuyant sur les dialogues nerveux de Ben Hecht, dont le film est l’adaptation de sa pièce éponyme, organisa une véritable danse de la caméra autour des acteurs. Innovation qui créa un poncif, dans les films “bavards”, comme le procédé qui morcela systématiquement le découpage et se caractérisa bientôt par une cadence pendulaire alternant champ et contrechamp7.
Pour tourner ce type de dialogues à « cadence pendulaire », les comédiens sont filmés les uns après les autres, ceux qui sont hors-champ restent sur le plateau pour donner la réplique à leurs collègues. Le ou la monteuse prend tantôt telle phrase sur tel personnage et la réplique sur l’autre personnage, tantôt reste sur l’un des personnages qui écoute l’autre, avec toutes les variantes possibles8. La caméra est à chaque fois déplacée pour filmer chaque comédien de face. Quand deux personnages sont face à face, la caméra filme donc en champ-contrechamp, au sens strict du terme. Mais quand il y a trois personnages, si la caméra se déplace pour filmer l’un après l’autre chaque protagoniste de face, il s’agit aussi d’un champ-contrechamp, bien que le retournement de la caméra ne soit pas pour chacun de 180°.
Ajoutons que pour rendre plus palpable le face à face, la configuration du champ-contrechamp se doit d’être soutenue par des plans plus larges qui montrent la présence réelle des personnages dans le même lieu et se faisant face. Ce plan s’appelle, selon le critique et historien du cinéma André Bazin, le plan d’authentification. Il n’est pas permis au réalisateur d’escamoter par le champ-contrechamp deux aspects simultanés d’une action9.